Les projets transversaux et les activités transversales sont bien souvent sources de conflits.
Depuis les trente années que j’interviens auprès des entreprises sur les questions du management transverse, mon constat est que bien peu de choses ont changé, malgré les annonces récurrentes de développement de modes de management innovants, les bureaux nomades, les incantations pour le désilotage des entreprises et l’arrivée de jeunes générations dans le monde du travail.
Par activité transversale j'entends activité que doit réaliser un manager d'une entreprise avec des objectifs définis qu'il ne peut atteindre que grâce à la mobilisation de ressources qui ne sont pas sous sa responsabilité hiérarchique.
Il s'agit par exemple d'un chef de projet qui doit des livrables précis selon un calendrier défini avec un budget limité en s'appuyant sur des contributeurs appartenant à des services ou métiers de l'entreprise autres que le sien. La responsable d'une offre de service qui doit augmenter son chiffre d'affaire grâce à l'activité de commerciaux appartenant à des unités autres que la sienne est également engagée dans une activité transverse.
Les conflits s'expriment par des désengagements des contributeurs à l’activité transverse de cette activité par leurs responsables hiérarchiques, rendant difficile l'atteinte de ses objectifs par le manager transverse. Cette perte de performance s'accompagne bien souvent d'un mauvais climat relationnel au sein du trio manager transverse, manager hiérarchique et contributeur à l'activité transverse.
La communication est parfois rompue. Cette situation peut également soumettre le contributeur à des injonctions paradoxales de son chef et du manager transverse, exprimées parfois de manière violente, et aboutir à une grande souffrance au travail. Le « mode projet » est parfois cité comme facteur de mal-être au travail. En 2009, l’ANACT (Agence Nationale pour l’amélioration des Conditions de Travail) publiait « Prévenir le stress dans le management de projet ». Nous n’observons pas beaucoup de changement depuis ce temps-là.
Ces conflits existent dans tous les pays, mais il semble qu'ils sont particulièrement fréquents et sévères en France. Est-ce lié à une culture de la hiérarchie plus forte en France que dans d’autres pays, comme par exemple aux Etats-Unis ?
Le phénomène observé est assez récurrent :
le manager transverse doit des résultats,
le seul moyen de les obtenir est de mobiliser des ressources humaines transverses au profit de son activité,
bien souvent, ces ressources doivent effectuer d'autres activités, qu'elles soient également transverses ou qu’elles soient au service de leur propre métier,
le manager hiérarchique a lui aussi des objectifs de résultats,
il est également jugé sur l'efficience des ressources humaines dont il a la charge,
il a par ailleurs la légitimité formelle de fixer des objectifs à ses collaborateurs et de leur donner les moyens nécessaires à leur réalisation, en premier lieu leur propre temps,
il a également la légitimité formelle d'évaluer ses collaborateurs au regard de l'atteinte des objectifs qu’il leur a fixés,
le manager transverse n’a pas quant à lui le pouvoir formel d’évaluer les contributeurs,
face à son impuissance statutaire d'obtenir les contributions nécessaires à l'atteinte de ses résultats, le manager transverse use dans un premier temps de moyens de mobilisation souvent appris en séminaires (donner du sens à son activité, développer son intelligence émotionnelle et montrer de l'empathie aux contributeurs, développer l'intelligence collective des contributeurs, agir sur les leviers de la collaboration...),
il arrive parfois à ses fins, le plus souvent d’ailleurs quand le projet ou l'activité est désigné comme prioritaire par la Direction Générale,
mais pas toujours : la tentation ou le désespoir peuvent alors le conduire à mettre en œuvre des stratégies de mobilisation coercitives, notamment en créant de l’insécurité, en montrant des attitudes hostiles ou autoritaires, transformant ainsi le conflit d'objectifs en conflit de personnes.
Dans le phénomène décrit ci-dessus, la partie est bien défavorable au manager transverse : le cœur de l'entreprise (volonté de changement, conquête...) peut être de son côté, mais la raison de l'organisation en place (processus, systèmes...) joue contre lui. Cette situation est aggravée quand les lieux de travail des contributeurs, au sein de leurs unités de base, sont éloignés géographiquement ou culturellement du manager transverse : les problèmes de communication renforcent alors chez les deux parties opposées la perception négative de l'autre.
Or le problème de fond vient du système de travail. Il n’est pas causé par la personnalité des protagonistes. Mettre en place une forme de management transverse en comptant uniquement sur la capacité de séduction et de persuasion du manager transverse sans transformer les systèmes de management de l'entreprise crée un risque considérable de conflit et de non-performance.
Il est surprenant que rares sont les dirigeants qui acceptent de mettre en œuvre une telle transformation, considérant probablement que l'activité transverse étant temporaire ou moins importante que les activités dites normales de l'entreprise, elle peut très bien être menée sans rien changer.
Certains y arrivent cependant. Que font-ils ?
La solution la plus efficace que j'ai observée, préconisée et mise en œuvre est la localisation totale ou partielle des contributeurs à des projets transverses dans des plateaux dédiés à ces projets.
La création d’une distance physique vis-à-vis de leur hiérarchie et le rapprochement du manager transverse augmentent considérablement la capacité d'influence de ce dernier et augmente ainsi ses chances de succès. De tels regroupements favorisent par ailleurs considérablement la capacité d’ajustement mutuel et de collaboration entre les contributeurs du projet.
Malheureusement, cette solution est coûteuse. Elle est souvent réservée à des grands projets de longue durée. Elle nécessite également une communication soutenue auprès des managers hiérarchiques qui peuvent se sentir perdants dans ce dispositif : si leurs collaborateurs ne sont plus visibles, leur pouvoir est objectivement diminué et c'est une partie de leur prestige qui est ainsi menacée aux yeux de certains d’entre eux.
De plus, si une part considérable de leurs collaborateurs travaillent sur des plateaux projets, ils ont bien conscience que leur métier change, évoluant d'un management de ressources et d'activité vers un seul management de ressources, tout en conservant une partie de la responsabilité des travaux de leurs collaborateurs. Il résulte souvent de ce constat des oppositions, parfois farouches des managers hiérarchiques à ce type d’organisation, freinant le développement du travail en plateaux, même quand celui-ci est économiquement justifié.
Quand la localisation n'est pas possible, la modification des systèmes de management des ressources peut aider, en systématisant par exemple la co-évaluation du contributeur par le manager hiérarchique et le manager transverse.
Dans tous les cas, pour éviter des conflits inutiles et coûteux, le manager transverse gagne à considérer d'emblée que le manager de ressources est un allié potentiel et à tout faire pour qu’il le reste ou le devienne : ses démarches de persuasion et de motivation doivent viser le hiérarchique au même titre que le contributeur.
La Direction Générale, quant à elle gagne à anticiper et à accepter les situations de conflits d'objectifs inévitables entre les managers d'activités transverses et les managers hiérarchiques et à mettre en place un dispositif de veille et de médiation des conflits qui ne manqueront pas de se produire.
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